RÔDEUR DE JOUR – SCÈNE 6 – RENÉ TROIN/LIONEL SALMON

L’exactitude n’est pas la politesse du hasard. Je ne me plains pas. Je constate. D’ailleurs, c’est un retard du hasard qui m’a permis de rencontrer le vieux loup de mer. À l’heure du rapport, il était sur le port. Assis, les pieds à fleur d’écume, face à l’horizon et au ciel des soirs d’été qui se donne des airs de cartes postales.

Mais le vieux loup de mer n’en voyait rien, ou du moins je croyais. Il était là, les yeux fermés. « Ferme les yeux petit et tu verras la mer » ! C’est un proverbe qu’il tient de son père qui lui-même le tenait… Mais j’arrête là ! Grimper aux arbres généalogiques, ça me donne le vertige !

La mer, elle est là, dans sa tête ! Il la connaît sous toutes les latitudes, longitudes, solitudes, turpitudes… Et quand il ne trouve plus de mots assez rudes, il élude… « Ô combien de marins… » ! Ne vous fatiguez pas ! On ne saura jamais… Ni combien de manières ils ont d’aimer la mer. Le vieux loup de mer, lui, raconte des histoires, tenez celle du moulin…

Ce moulin merveilleux, un capitaine terre-neuvien l’a dérobé à un sorcier. Et ce moulin moulait tout ce qu’on voulait… Une fois au large, le capitaine lui a ordonné de moudre du sel ! La cale du navire en fut bientôt remplie. Mais allez arrêter un moulin magique ! D’autant plus que le capitaine n’avait pas eu l’occasion de demander le mode d’emploi. Le bateau a coulé et depuis le moulin continue. Et c’est ça qui m’a mis l’angoisse !

Bon, je suis comme tout le monde, dans ma tête, il y a des tiroirs ! Alors, d’un côté le moulin, De l’autre les salines… Question d’équilibre ! Maintenant enlevez les salines, le sel reste dans la mer. Il y a saturation, forcément ! Des océans de sel ! Sale coup pour les compteurs de vagues ! Vous ne les avez jamais remarqués ? Ils sont sur les plages chaque été… Je vais vous aider à les repérer !

Ils sont debout, dans les vagues, les yeux dans le vague, une main levée, les doigts vaguement tendus. On dirait qu’ils sont prêts à recevoir une balle. Mais personne ne leur envoie jamais rien. Ils sont là pour compter et rien d’autre ne compte pour eux que cette tentative désespérée de mesurer la surface de la mer toujours recommencée. Et ils ont beau se concentrer, celui qui compte en long, celui qui compte en large, ils ne tombent jamais d’accord. Ils se mettent en colère, ça tourne à la tempête ! Ils n’ont plus qu’à s’y remettre ! On ne peut compter que sur la mer calmée ! Alors s’ils devaient compter les grains de sel, vous vous rendez compte ? Et encore, je ne vous raconte pas quand ils s’embrouillent à cause d’un message trouvé dans une de ces bouteilles qu’on jette à la mer !

Les petites bouteilles

De verre bleues fragiles

Que je jette à la mer

Emportent avec elles

Un cri

Un appel

Un papier amer

SOS SOS un message à la mer

Oh ! J’avais tracé

Sur le papier bavard

Des mots insensés

Un soir de cafard

Un coup de tabac

Et je bois la tasse

Un piètre jaja

Dans le fond d’mes godasses

Et j’avais échoué

Comme Robinson

Sur une île secouée

Et plus de maison

Le vent par-dessus

Les voiles en berne

Le pont par-dessous

Les vagues, j’hiberne

Les petites bouteilles

De verre bleues fragiles

Que je jette à la mer

Emportent avec elles

Un cri

Un appel

Un papier amer

SOS SOS un message à la mer

Il fait si froid dedans

Ma prison humide

Sur le pont devant

Une armoire vide

Mes poches trouées

N’ont plus de souvenirs

Pas même une bouée

Pour ne pas mourir.

Mon bateau de papier

Au cœur de la dérive

Jette l’encrier

Sur la dernière rive

De Lampedusa

Nomade en naufrages

Je glisse jusqu’à

Toucher la marge.

Les petites bouteilles

De verre bleues fragiles

Que je jette à la mer

Emportent avec elles

Un cri

Un appel

Un papier amer

SOS SOS un message à la mer

Je n’aurai pas vu Paris

Ni la Tour Eiffel

Ni le car-ferry

De calais la nuit

Ni la passerelle

Jetée sur la tamise

Ni la sentinelle

Dans sa blouse grise

Je n’aurai plus d’amour

Dans mes yeux qui rêvent

Plus de lettres pour

Apaiser ma fièvre

Je n’aurai plus le temps

De chanter la vie

Ce refrain entêtant

Dans tes bras, blotti.

Les petites bouteilles

De verre bleues fragiles

Que je jette à la mer

Emportent avec elles

Un cri

Un appel

Un papier amer

SOS SOS un message à la mer

J’irai embrasser

Le dos des tortues

Une dernière brassée

Un dernier salut

Au jour qui s’en va

Au fond de l’abîme

La nuit dans mes bras

Pour un baiser ultime

J’irai jusqu’à toucher

Les étoiles de mer

Jusqu’à me coucher

Sur leurs seins couverts

De mousses corail

Et de coquillages

Pour mes funérailles

Pour mon dernier voyage

Les petites bouteilles

De verre bleues fragiles

Que je jette à la mer

Emportent avec elles

Un cri

Un appel

Un papier amer

SOS SOS un message à la mer

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